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Didactirun
28 janvier 2017

Histoire des Arts

Le beau et le laid selon Edgar Morin

Notre civilisation occidentale a longtemps cru que ses canons de beauté étaient universels. En matière de sculpture et de peinture, la beauté grecque illustrée par Praxitèle a été conçue comme le modèle de toute beauté, et c’est en le suivant que les peintres de la Renaissance puis de l’époque classique ont produit leurs œuvres.

Nous avons cru universelle la conception classique de la beauté ainsi dégagée, qui comporte harmonie et régularité. Elle peut commencer à s’exprimer dans la joliesse, elle peut accéder à la splendeur, elle exclut toute scorie, toute difformité, toute laideur. Dans cette conception classique, il y a antinomie entre le beau et le laid.

En un sens, l’occidentalisation du monde, effectuée au cours de l’ère planétaire, a semblé confirmer cette universalité en diffusant, installant et acclimatant dans les autres continents ses propres productions de beauté, peinture, musique, littérature. Mais si l’universalisation de l’esthétique occidentale de beauté fait qu’on admire La Joconde à Tokyo, cette universalisation n’a pas annulé les types proprement japonais de beauté.

Le même processus de planétarisation nous a fait découvrir et reconnaître comme belles des œuvres dont les critères de beauté étaient très différents : nous avons esthétisé l’art africain en dépouillant les masques et les statues de leur finalité pour les considérer comme des œuvres d’art, mais en même temps nous avons reconnu beau ce qui était considéré comme étrange, bizarre, voire laid.

C’est Friedrich Schlegel qui le premier a pointé la question de la laideur comme problème central dans l’esthétique, et notamment dans la littérature moderne. Il a écrit : « Le laid est la prédominance totale du caractéristique, de l’individuel, de l’intéressant, de la recherche insatiable et toujours insatisfaite du neuf, du piquant, du frappant. »

Au XIXème siècle, la peinture occidentale commence à transgresser le grand modèle de beauté : Goya dans ses Pinturas negras (1819-1823) donne à voir des visions d’horreur, mais qui, relevant de l’esthétique, indiquent que les frontières entre le beau et le laid peuvent localement s’effondrer.

Puis les impressionnistes, Van Gogh, Cézanne, révèlent des types de beauté très différents des canons classiques, et, par la suite, peinture et musique s’emploient à disloquer les formes et à faire apparaître en même temps une nouvelle sensibilité, un nouveau genre de beauté dans la disharmonie. Rimbaud, dans Une saison en enfer, écrit : Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. »

La beauté classique tend elle à disparaître des arts ? Ou plutôt, n’y a-t-il pas, comme dans l’univers archaïque, mais de façon nouvelle et différente, une indifférenciation de la beauté dans des œuvres qui expriment en même temps une vision, une vérité, un message ? Beauté et laideur cessent d’être antinomiques : on trouve beauté dans laideur et laideur dans beauté, ce qui fait que la beauté ne serait pas éliminée, mais incluse dans un complexe qui porterait son contraire.

La recherche de l’authenticité, dit-on, prime sur la recherche de la beauté, mais l’authenticité n’a-t-elle pas acquis une qualité esthétique pour ses fervents ? Il y a aussi un au-delà de la beauté, au sens classique du terme, où l’émotion peut surgir d’une horreur esthétisée. Aristote avait compris que la tragédie grecque, en provoquant terreur et pitié, insufflait chez le spectateur un sentiment profond de caractère libérateur qu’il nommait purgation ou catharsis. Nous reviendrons sur ce caractère particulier de l’esthétique qui permet de transfigurer la souffrance, le malheur, la mort en émotions bienheureuses sans pourtant les éliminer – au contraire en les mettant en relief. Le théâtre élisabéthain et shakespearien, le théâtre de Corneille et Racine, le drame romantique comme Hernani, l’opéra, tragique par nature, enfin les films de violence, torture, souffrance nous font à la fois du bien et du mal, le bien enveloppant et domestiquant le mal.

La guerre a souvent été esthétisée dans les tableaux de bataille, mais nous sommes entrés dans une époque où des combattants ont pu l’esthétiser, comme Apollinaire dans cette phrase audacieuse : « Dieu ! Que la guerre est jolie », alors qu’elle apparut surtout aux combattants qui l’ont subie comme un ensemble d’horreurs. Le cinéma a créé une esthétique de la guerre qui y est à la fois abominable et admirable, et qui nous procure de grandes émotions : pas seulement des sentiments d’effroi, d’horreur ou de pitié, mais aussi un plaisir, voire une jouissance proprement esthétique. Les grands films de guerre nous incitent à l’exécration de la guerre, tout en nous procurant une fascination esthétique, depuis À l’Ouest rien de nouveau, Quatre de l’infanterie, Les Croix de bois, en passant par Le jour le plus long, jusqu’au superbe et terrible La Ligne rouge de Terrence Malick.

Jean Baudrillard a osé exprimer l’esthétique de la destruction des deux tours de Manhattan, que nous avons occultée sous l’horreur de l’hécatombe humaine. Je me suis dissimulé l’esthétique de cette image incroyable qu’on voyait et revoyait obsessionnellement sur les écrans, je les ai camouflée sous l’émotion éthique, mais c’est vrai qu’il y a une esthétique de la catastrophe dans le spectacle de ces tours géantes percutées comme dans un songe par deux avions surgis de nulle part, puis saisies par les flammes et s’effondrant. Le cinéma use et abuse de l’esthétique de la catastrophe, mais dans des fictions réalistes et non dans le réel comme cela fut le 11 septembre 2001.

Il s’est développé aussi une esthétique du guerrier qui lutte pour la beauté du combat et non tant pour une cause : que ce soit dans Orages d’acier d’Ernst Jünger qui décrit la fascination que l’expérience de la Première Guerre mondiale a exercée sur lui, ou encore dans Les Réprouvés d’Ernst von Salomon qui exalte comme épopée les guerre des corps francs allemands de la Baltique, ou enfin dans Les Conquérants d’André Malraux où le révolutionnaire se confond avec un aventurier esthète. La tragédie grecque, le drame élisabéthain, la littérature et enfin le cinéma ont esthétisé l’horreur et la terreur, qui effectivement nous terrifient mais où la conscience d’être au spectacle rend le supplice ou la mort inoffensifs.

Edgard Morin, Sur l’esthétique, Paris, Robert Laffont, 2016, pp. 23-27.

Un exemple à travers l'oeuvre de Gabriel Chevallier :

« En fouillant hors des boyaux, je découvris dans le sous-sol d’une maison deux cadavres allemands très anciens. Ces hommes avaient dû être blessés par des grenades et murés ensuite, dans la précipitation du combat. Dans ce lieu privé d’air, ils ne s’étaient pas décomposés, mais racornis, et un récent obus avait éventré cette tombe et dispersé leurs dépouilles. Je demeurai en leur compagnie, les retournant d’un bâton, sans haine ni irrespect, plutôt poussé par une sorte de pitié fraternelle, comme pour leur demander de me livrer le secret de leur mort. Les uniformes aplatis semblaient vides. De ces ossements épars ne subsistait vraiment qu’une demi-tête, un masque, mais d’une horreur magnifique. Sur ce masque, les chairs s’étaient détachées et verdies, en prenant les tons sombres d’un bronze patiné par le temps. Une orbite rongée était creuse, et, sur ses bords, avait coulé, comme des larmes, une pâte durcie qui devait être de la cervelle. C’était le seul défaut qui gâtât l’ensemble, mais peut-être y ajoutait-il, comme la lèpre de l’usure ajoute aux statues antiques dont elle a entamé la pierre. On eût dit qu’une main pieuse avait fermé l’œil, et, sous la paupière, on devinait le contour lisse et le volume de son globe. La bouche s’était crispée dans les derniers appels de la terrible agonie, avec un rictus des lèvres découvrant les dents, grande ouverte, pour cracher l’âme comme un caillot. J’aurais voulu emporter ce masque que la mort avait modelé, sur lequel son génie fatal avait réalisé une synthèse de la guerre, afin qu’on en fit un moulage qu’on eût distribué aux femmes et aux enthousiastes. Du moins, j’en pris un croquis que je conserve dans mon portefeuille, mais il n’exprime pas cette horreur sacrée que m’inspire le modèle. Ce crâne mettait dans le clair-obscur des ruines une grandeur dont je ne pouvais me détacher, et je ne partis que lorsque le jour qui déclinait entoura d’ombres indistinctes les reflets du front, des pommettes et des dents, le transforma en un Asiatique ricanant ».

Gabriel Chevallier, La Peur, Paris, Éditions Le dilettante, 2008, pp. 66-67.

 

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