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Didactirun
23 janvier 2016

UNE IMPOSSIBLE EDUCATION PLURILINGUE EN SITUATION COLONIALE

DISCOURS SUR LE CREOLE AU LYCEE DE SAINT-DENIS DE LA REUNION AU DEBUT DU XXEME SIECLE

Pierre-Éric Fageol

Université de La Réunion

ICARE - EA 7389

Selon une analyse déterministe fortement ancrée dans les poncifs coloniaux la « langue est un prisme à travers lequel ses usagers sont condamnés à voir le monde ». La langue créole condamne donc les Réunionnais à l’obscurantisme. Tel est le discours véhiculé par les enseignants du lycée de Saint-Denis de La Réunion à la veille de la Grande Guerre.  

Saint-Denis-de-la-Réunion. Le grand lycée Leconte de Lisle, 1920/1935, FR CAOM 30Fi145/5

Dans cette optique, l’unité linguistique serait un des facteurs essentiels de l’unité nationale. La « francité » se comprendrait avant tout par le partage d’une langue commune, capable de refléter les caractères spécifiques de l’identité française. Dans un contexte de bilinguisme, cette volonté peut paraître a priori illusoire et refléter une volonté discriminante de la part de l’élite envers le peuple. Pourtant, comme le suggère un professeur d’histoire du lycée, M. Reuillard, la langue française doit être une compatriote aimée :

« Convient-elle à cette grave mission, la langue qui se parle aujourd’hui à la Réunion, - je ne veux pas dire le patois créole qui est un idiome informe, du français négrifié - mais j’entends la langue moyenne, celle de l’existence courante qui sert à la conversation de la rue, de la maison, de la famille ? ».

Cette langue moyenne de l’existence courante n’est guère apparentée dans les propos de cet enseignant au créole. Pourtant, la réalité de la conversation de la rue, de la maison, de la famille ne peut faire fi de l’utilisation du créole même au sein de l’élite réunionnaise. La littérature coloniale foisonne d’exemples qui vont en ce sens. La maîtrise de la langue française constitue avant tout un marqueur de différenciation sociale qui n’empêche nullement, selon le cadre et le contexte des conversations, l’utilisation du créole.  

« Et ici, Mesdames et Messieurs, je me trouve embarrassé, et je me vois forcé d’emprunter la voix du “Commandant” du Voyage de Monsieur Perrichon, pour vous dire : “Français de la Réunion !... pour moi la langue française est une compatriote aimée…, une dame de bonne maison, élégante mais un peu cruelle… et quand j’ai l’honneur de la rencontrer, il me déplaît qu’on éclabousse sa robe. C’est une question de chevalerie et de nationalité !” ».

Au-delà des préjugés socio-culturels relatifs à la langue créole, ce français négrifié, le principe retenu par cet enseignant est celui qui était déjà défendu par l’abbé Grégoire durant la Révolution française, à savoir « anéantir les patois et universaliser l’usage de la langue française ». Il fait appel à l’amour-propre et au patriotisme de tous pour maintenir dans toute sa pureté l’usage du « bon français ». Selon ses propos, il faut ainsi conserver la langue nationale avec un soin jaloux en diminuant l’influence grossière des langues des « races incultes » qui ont contribué à former le patois créole. Cette impérieuse nécessité se justifie par la volonté de maintenir la « Paix française »grâce à l’adoption d’une langue commune et « souveraine », unique vecteur possible pour ouvrir les élèves au « trésor de la conscience humaine ». Seule la langue française peut introduire les élèves à la civilisation car la langue créole est incapable d’appréhender les notions modernes. Si, pour reprendre les termes de Georges Mounin, une « langue est un prisme à travers lequel ses usagers sont condamnés à voir le monde », les enseignants considèrent que la langue créole condamne les Réunionnais à l’obscurantisme. 

Dans ce domaine, La Réunion n’est pas isolée et le principe retenu concerne également les nouveaux territoires de la conquête coloniale. Les élèves du lycée étant destinés à « vivre dans l’une ou l’autre de ces colonies, où la mère Patrie a désormais un but, un espoir, un avenir », il devient un « devoir impérieux de cultiver en perfection la langue française » et de servir d’exemple aux autres peuples car « sur ce point perdu dans l’océan, au milieu de tant de Nations diverses, nous représentons la France ».Futurs missionnaires de la civilisation française, les élèves doivent ainsi se préparer pour participer à l’expansionnisme colonial :

Les enseignants recommandent ainsi à leurs élèves de « parler le français, le bon français à ceux qui [les] entourent » afin de « mériter de la grande France », de « rendre service à l’Humanité » et de « faire honneur à la petite Patrie ».

Par opposition, le créole ne permettrait pas d’exprimer la moindre idée consistante, tout au moins les idées défendues par la République coloniale. Certes, le créole peut énoncer les aspects matériels de l’existence et certaines coutumes propres à La Réunion ; cependant, aveuglé par l’idée qu’il se fait de la clarté de la langue française, M. Reuillard pense que la régénération morale passe nécessairement par l’emploi de « la langue de Pascal et de Molière, de Lamartine et de Leconte de Lisle ». Loin de se contenter d’une simple dénonciation, cet enseignant semble trouver dans l’histoire de l’île les raisons d’une telle évolution : la langue s’est ainsi corrompue dès ses débuts dans les Mascareignes ; l’influence du milieu cosmopolite au sein duquel elle s’est développée explique qu’ « à force d’entendre parler l’étrange français qui a cours et de n’entendre que celui-là, on s’y habitue ». Cette dégradation concerne en premier lieu « les gens dépourvus de toute instruction » mais se rencontre également au sein de l’élite intellectuelle de la société réunionnaise qui utilise des « expressions absolument incorrectes ». 

En fait, la principale préoccupation de l’enseignant porte sur les élites dont les élèves du lycée constituent l’avenir. Ces derniers doivent ainsi donner l’exemple car ils constituent le « pur froment de la race », pour reprendre les termes de Raphaël Barquissau. La communication entre les élites et la masse du peuple semble fonctionner de façon asymétrique car, selon M. Reuillard, « nous comprenons tous le “créole” et ceux qui l’emploient ne nous comprennent pas quand nous parlons français ». La bonne société ferait donc un réel effort d’intégration en s’initiant au créole, langage pourtant réduit à ses yeux à un français négrifié. Au-delà du mépris affiché pour le créole et de la confiance absolue dans les normes et les vertus du français, nous pouvons supposer que ce débat sur les usages linguistiques renvoie surtout, dans le cas de La Réunion, au rapport au pouvoir colonial et au respect des hiérarchies sociales. 

Dans ce domaine, une distorsion de principe est perceptible entre l’unicité attendue de la langue comme socle du sentiment d’appartenance nationale et la coexistence du français et du créole à La Réunion. En effet, alors que les enseignants affirment qu’aimer la France c’est aimer son histoire et sa langue, peut-on concilier la réalité d’un multilinguisme avec les aspirations à l’unité de la Nation ? L’analyse proposée par le professeur Jules Palant, professeur de lettres, est à cet égard éloquente. Lors de la distribution des prix faite aux élèves du lycée en 1908, il tente de résoudre cette aporie en prenant l’exemple de certains états européens :

« Ce n’est pas à dire que la communauté des lois et celle de la langue soient des conditions toutes à la fois indispensables de l’existence d’une Patrie. Il serait trop aisé de citer les Suisses si patriotes et parlant trois langues, la Belgique qui parle flamand et français, notre Alsace qui parlait Allemand. (…) Les grands obstacles naturels sont moins que jamais des séparations ; ils sont à l’intérieur des Patries plus souvent qu’à leur limite ».

Jules Palant ne fait que reproduire l’argumentaire de Fustel de Coulanges dont il reprend in extenso certains paragraphes qui l’opposent à Theodor Mommsen sur l’Alsace. Outre la similitude des exemples cités, il convient de rappeler que, selon Ernest Renan, la langue invite à se réunir mais n’y force pas car « il y a dans l’homme quelque chose de supérieur à la langue : c’est la volonté ».C’est pourquoi « les États-Unis et l’Angleterre, l’Amérique espagnole et l’Espagne parlent la même langue et ne forment pas une seule Nation ». Tout devient une histoire de mesure, de modération qui fait que lorsqu’on se replie dans une « culture déterminée, tenue pour nationale ; on se limite, on se claquemure ». Or, poursuit Ernest Renan, « la France n’a jamais cherché à obtenir l’unité de la langue par des mesures de coercition », principe oublié dans la rhétorique des enseignants du lycée. 

Certes, ceux-ci conviennent que l’assentiment des populations est le ferment le plus solide pour l’affermissement du sentiment national. Mais dans le même temps, ils négligent de prendre en compte la réalité coloniale et le multilinguisme au sein de la société réunionnaise. L’argumentation devient donc virtuelle dès lors qu’il s’agit de traiter des réalités locales, car il est plus facile de prendre l’exemple de lointaines contrées pour dépasser cet écueil : la reconnaissance du créole n’est donc pas encore d’actualité sur les bancs du lycée à la veille de la Grande Guerre. 

Ce constat doit certainement être nuancé pour les établissements de l’ordre du primaire. Les travaux de Jean-François Chanet montrent en effet que, pour la France métropolitaine du moins, la réalité devait certainement être plus complexe car « il n’est pas douteux que la majorité des professeurs ait tout fait pour empêcher l’usage de l’idiome local. Croire qu’ils y aient réussi revient pourtant à leur prêter une omnipotence improbable ». Nous retrouvons également cette logique pour d’autres territoires de l’empire, ce qui nuance l’idée d’un « colonialisme glottophage ». L’analyse des pratiques de terrain des enseignants de La Réunion manque cruellement pour admettre l’hypothèse d’une application souple du principe d’éviction du créole dans le système scolaire de l’île. Les rares rapports conservés aux archives soulignent toutefois que les élèves, surtout dans les petites classes, ne maîtrisent pas correctement la langue française et que les enseignants doivent parfois s’exprimer en créole. Entre la réalité d’un discours édifiant et les lacunes d’un système éducatif peu opératoire dans les nouvelles missions assignées à l’École, la marge devait certainement se situer dans l’acceptation d’un support linguistique compréhensible par tous les élèves. 

Dès lors, si la langue ne constitue pas la condition sine qua non pour affermir le sentiment d’appartenance nationale, sur quels principes les enseignants du lycée peuvent-ils l’établir ? Dans ce domaine, le partage de certaines valeurs communes est l’antienne la plus récurrente. L’appartenance à la Nation nécessite l’acceptation d’une conscience morale commune et exige le retrait de l’individu au profit de la communauté, qui en retour le légitime en définissant son identité par un processus d’homogénéisation. Dès lors, l'identité nationale se construit moins dans le rapport à soi que dans le rapport à l'autre et dans la différence, définie à la fois par l'autre et parfois contre l'autre. C’est pourquoi les discours mentionnent régulièrement la spécificité de la Nation française par rapport aux autres Nations puisque « sans faire tort à personne, quel pays a plus de titres à l’amour de ses habitants que la France, la grande Nation chevaleresque ? ». 

Pourtant, ce paradigme n’implique pas nécessairement le rejet des autres cultures nationales car « si, dans certains pays, on apprend aux jeunes gens à mépriser quelques idées françaises, en France on apprend à la jeunesse à connaître les idées étrangères, pour y faire un choix ».La bienveillance pour les autres peuples, par le biais de la découverte de la différence, devient le maître mot d’une éducation civique pro patria. Cette supposée empathie implique que les élèves s’ouvrent aux autres cultures en toute honnêteté selon un objectif « droit et vrai » et ne consentent aucunement à remettre en cause le principe de l’équité entre les différentes Nations. Néanmoins, ce noble sentiment d’ouverture ne remet pas en cause la suprématie de la France car la grande Patrie est une « Nation puissante par l’esprit, et qui gardera toujours le privilège inappréciable d’éclairer la marche de l’humanité ». 

Le principe de la mission universelle, héritage révolutionnaire, rencontre un écho favorable au sein d’une colonie qui reconnaît la valeur de la mission civilisatrice de la République. C’est parce qu’elle représente« cette idée éternelle que la France ne saurait déchoir. Son existence et sa grandeur sont comme une condition nécessaire de l’existence internationale ». Dès lors, ce qui caractérise la Nation française ce sont ses « idées d’humanité, de libre examen, de solidarité » qu’elle tente d’appliquer aux autres Nations. Désormais, « grâce à la sagesse éclairée et aux persévérants efforts du gouvernement de la République »,la France a retrouvé sa vocation universelle et son sentiment de puissance : « l’astre (…), un moment éclipsé, se lève de nouveau, resplendissant à l’horizon ». En assistant au relèvement matériel et moral de la Patrie, les jeunes élèves, à l’unisson, voient « vibrer tous les cœurs français à travers le monde » et peuvent être fiers que la France retrouve « sa place au premier rang des Nations, à l’avant-garde de la civilisation ». 

 

 

 

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