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Didactirun
11 novembre 2015

POURQUOI ENSEIGNER L’HISTOIRE ET LA GEOGRAPHIE A L’ECOLE ?

Quelles sont les finalités de l’enseignement de l’histoire et de la géographie aujourd’hui ? Il faut pouvoir répondre à cette question afin de se réapproprier le sens de son enseignement et pour éviter la dispersion. L’histoire et la géographie scolaire sont des formes particulières de l’histoire et de la géographie. En effet, l’H/G savante se veut déconnectée de tout objectif qui lui serait extérieur, elle n’a en théorie que des objectifs liés à la recherche et à la formation, reposant sur une démarche scientifique et intellectuelle, même si les problématiques peuvent faire l’écho à des problématiques actuelles. L’H/G scolaire, elle, a des finalités propres définies par le ministère, qui légitime par là même son enseignement. C’est pourquoi le professeur doit être capable de définir des objectifs d’apprentissage à partir des références des textes officiels. Les programmes tiennent compte des compétences du Socle commun et de l’enseignement de l’histoire des arts pour définir ces objectifs : il s’agit particulièrement de compétences qui relèvent de la « culture humaniste » et des compétences « sociales et civiques ». Les finalités culturelles, civiques et intellectuelles de l’enseignement sont communes à l’histoire et la géographie. Il faut faire partager une culture, donner des clés pour comprendre le monde, développer le regard critique des élèves et favoriser l’apprentissage et la maîtrise de la langue. Toutes ces finalités doivent être étroitement associées dans la pratique de classe en donnant toute son importance au travail sur les capacités. Autrement dit, elles sont indissociables de l’acquisition de connaissances.

Des finalités intellectuelles : des capacités et des méthodes au service de l’esprit critique.

Les finalités intellectuelles de l’histoire-géographie sont de fournir des outils de réflexion transversaux à toutes les disciplines mais aussi des outils spécifiques. Le livret de compétences en fournit une liste précise qui comprend aussi bien la maîtrise de la langue écrite et orale que les méthodes de travail : se documenter, raisonner par analogie, mettre en relation, synthétiser. Il faut combiner des capacités d’observation, d’analyse et de synthèse pour collecter, trier, classer et présenter des informations.

Nous devrions être très loin d’un savoir historique qui se contenterait d’un apprentissage mécanique de faits. L’histoire et la géographie restent souvent encore perçue comme cet empilement de données, une culture encyclopédique ne mettant en valeur que des capacités de mémorisation. Certes certains repères sont nécessaires. Ces repères chronologiques, patrimoniaux et spatiaux ne doivent pas être mémorisés pour eux même mais pour être utilisés dans des situations de raisonnement disciplinaire leur conférant du sens. C’est pourquoi, dans les séances, il faut clairement préciser ce qui doit être mémorisé, distinguer l’accessoire du nécessaire. C’est le cas notamment des repères obligatoires inscrits dans les programmes. La mémorisation peut certes être évaluée par restitution (par cœur) mais devrait surtout l’être par réinvestissement sur un nouveau thème en passant par une mise en perspective (comparer). C’est ce que nous explique Claude Lévi-Strauss pour la chronologie :

« Il n’y a pas d’histoire sans dates : pour s’en convaincre, il suffit de considérer comment un élève parvient à apprendre l’histoire : il l’a réduit à un corps décharné dont les dates forment le squelette. Non sans raison, on a réagi contre cette méthode desséchante, mais en tombant souvent dans l’excès inverse. Si les dates ne sont pas toute l’histoire, ni le plus intéressant dans l’histoire, elles sont ce à défaut de quoi l’histoire elle-même s’évanouirait, puisque toute son originalité et sa spécificité sont dans l’appréhension du rapport de l’avant et de l’après, qui serait voué à se dissoudre si, au moins virtuellement, ses termes ne pouvaient être datés. Or, le codage chronologique dissimule une nature beaucoup plus complexe qu’on ne l’imagine, quand on conçoit les dates de l’histoire sous la forme d’une simple série linéaire. »

 (Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, p. 342)

L’histoire contribue également à la maîtrise de l’écrit, et ce en dépit de la baisse relative de la documentation écrite par rapport à l’importance prise par la documentation iconographique dans les sources étudiées en classe. L’écrit historique repose sur des faits liés de façon logique et sur l’emploi d’un vocabulaire spécifique à la discipline. Pour donner ce goût d’écrire aux élèves, il faut varier les situations de mise en écriture tout en s’appuyant sur des savoirs. L’histoire géographie contribue aussi à la maîtrise de l’oral. La question est cependant de favoriser la production qui se force à sortir des seules réponses. Il faut d’abord qu’en fonction des discours, les élèves puissent plus ou moins préparer leur intervention. Il faut favoriser aussi les échanges entre les élèves par le travail de groupe suivi d’un compte-rendu exposé à l’ensemble de la classe. Il peut s’agir également de présenter une ou des argumentations sous la forme d’un discours ou d’un débat en s’appropriant les positions d’une ou plusieurs personnalités. Ce dernier exemple est d’autant plus important que nous avons pour mission de participer à la décentration des élèves.

Au-delà de ces premières interrogations, il convient également d’envisager un enseignement qui permet aux élèves d’acquérir un esprit critique. Cela suppose de problématiser les thématiques à enseigner. L’apprentissage des méthodes conduit à poser des hypothèses, à rechercher des preuves par l’accumulation des faits et à découvrir la diversité des interprétations. Il faut fonder son jugement sur une analyse raisonnée qui repose sur des connaissances. Paradoxalement, nous pouvons être amené à enseigner le doute et l’esprit critique, voire à poser les limites même de la discipline au risque de la faire paraître fragile. Cet enseignement de l’incertitude et de la complexité renvoie à la question de l’action humaine, qui peut être conflictuelle et contradictoire, et de la responsabilité qui ne peut se résumer à un jugement moral, une explication simpliste ou un déterminisme absolu. Développer l’esprit critique chez les élèves ne doit pas déboucher sur un relativisme intégral où tous les énoncés seraient valables. Si l’histoire Géographie peut concilier des vérités contradictoires, il n’y a pas de dogme, les élèves doivent apprendre à peser et classer les faits étudiés. La finalité intellectuelle suppose donc d’enseigner selon des méthodes actives afin que l’enseignant ne soit pas le seul à utiliser le raisonnement soit historique soit géographique. Vous avez maintenant l’habitude de mettre en œuvre une démarche constructiviste pour de nombreuses disciplines… cela devrait enfin être le cas pour l’H/G. Encore faut-il l’adapter au niveau des élèves et en assurer un apprentissage progressif. Ceci suppose que les élèves puissent comprendre les finalités de l’histoire et de la géographie. Ce travail est certes fait en CE2 mais il est rarement réactivé pour les deux autres niveaux du cycle.

Finalement, les démarches s’inscrivent surtout autour de trois méthodologies qu’il convient de croiser : d’abord la conceptualisation, puis la problématisation et enfin l’analyse causale. Ces trois démarches ont leurs limites.

Pour la conceptualisation, la modélisation est parfois en contradiction avec la singularité de chaque événement. N’y a t-il pas quelque chose de réducteur à vouloir interpréter chaque événement en fonction d’une notion pré-établie. Le danger est de trouver plus de réalité à la notion qu’à l’authentique réalité historique. De même parfois, la conceptualisation contribue à la transformation des faits eux-mêmes. Sans vouloir entrer dans une réflexion trop théorique, je vous propose de réfléchir aux trois stades de la Mimèsis de Paul Ricoeur. Puisque représenter c’est raconter, représenter c’est ajouter du sens au réel, en le remettant en forme. En ce sens toute mimèsis est une fiction, c’est-à-dire une mise en ordre. Il distingue à ce stade une triple mimèsis :

  • Mimèsis I: La Préfiguration (c'est le temps vécu, prénarratif)
  • Mimèsis II: La Configuration (c'est le temps du récit, le temps de la mise en intrigue)
  • Mimèsis III: La Reconfiguration (c'est le temps de la reconstruction)

Ces Mimèsis sont cycliques, elles forment des boucles mimétiques. Pour rendre plus concret cette analyse, prenons un exemple précis. L’établissement des faits jalonnant la vie de Napoléon relève de la mimèsis 1, leur mise en forme dans un roman ou un film la mimèsis 2, et l’utilisation exemplaire du destin napoléonien à des fins morales ou politiques de la mimèsis 3. De la même manière, la mimèsis 3 (la geste napoléonienne à des fins morales ou politiques) réanime la mimèsis 1 (le choix des événements vécus) et provoque une mimèsis 2 (c’est-à-dire la reconstruction au moment du récit). D’où cette idée de boucle mimétique. Il y a donc une dimension chronologique à la mimèsis. Chaque société, à un moment donné, considère la mimèsis à l’aune de son contexte.

Pour la problématisation, l’idée est de transformer les élèves en apprentis historien ou géographe. Pour ce faire, les enseignants partent de leurs représentations mentales. Le problème est que ces dernières sont bien souvent inexistantes en histoire et relativement floues en géographie. Les problématisation nécessitent donc de partir d’un document d’accroche permettant soit de réactiver des représentations existantes, voire tout simplement en créer de manière artificielle. Le danger est de proposer des problématiques soit déjà éprouvées par ailleurs, soit déliées de toute réalité disciplinaire.

Enfin, l’analyse causale pose également un certain nombre de limites. Selon les rapports entre la causalité et la narration, il existe deux lectures possibles :

  • Une lecture déterministe : le temps s’écoule du passé au futur (avant détermine après).
  • Une lecture finaliste : le temps s’écoule du futur au passé (le passé est engendré par le présent).

Ces liens de causalité sont donc de plus en plus critiqués, on leur préfère des rapports d’interdépendance, d’interaction et des approches systémiques.

DES FINALITES CIVIQUES.

La temporalité change quelque peu puisque l’objectif est à la fois de comprendre le monde dans lequel les élèves vivent et leur permettre de s’intégrer dans la cité. En ce sens il y a une dimension idéologique et politique dans les programmes d’enseignement. Il y a une sorte de contradiction avec l’enseignement de l’histoire et de la géographie qui insiste surtout sur la singularité des événements, alors que l’instruction civique et morale insiste surtout sur des valeurs dites universelles. Or, il s’agit surtout de s’attacher à montrer la complexité de la construction du monde dans lequel vivent les élèves. Quelques principes sont récurrents.

D’abord, il s’agit d’enseigner la liberté et la responsabilité. Les programmes insistent sur la place de l’homme comme acteur, introduisant la pluralité et la complexité et refusant tout autant le fatalisme (« on ne pouvait rien y faire ») que le déterminisme (« il n’y avait pas d’autre voie ») ou la téléologie (« c’est écrit »).  S’interroger sur la capacité d’agir pose la question du rôle de chacun ainsi que l’étendue de liberté et d’autonomie dont nous disposons. Cette notion d’acteur marque une rupture.

Second point, il s’agit d’enseigner les valeurs de la République. L’enseignant devient-il cependant le chantre de la démocratie, de l’état de droit et de la République, pensés comme des idéaux ? A-t-il pour mission principale d’enseigner un nouveau catéchisme qui indiquerait le sens et la finalité de l’histoire ? Ces principes républicains sont-ils porteurs de progrès ? Pour éviter de tomber dans la caricature liturgique, la contextualisation, la mise en perspective et l’esprit critique doivent guider le traitement des questions autour de ces thèmes. Les débats ont été nombreux sur ce sujet. Ils se sont principalement structurés autour de trois problématiques :

  • Ce que le pouvoir prescrit.
  • Les modalités d’un enseignement en cours de renouvellement.
  • Les problèmes de déontologie que cela engendre.

De ses trois aspects, il faut bien avouer que les travaux sont rares sur les pratiques. L’approche est pourtant essentielle. La question posée est celle du rôle de la parole privée, libérée par les débats inévitables sur ces sujets sensibles, dans la double construction d’une identité singulière et de référents communs. Pour ne prendre que le cas de la laïcité, où se situe la frontière dans ce que Debray a appelé le religieux comme « objet de culture » et le religieux comme « objet de culte » ? Pourtant, nul ne peut nier l’importance d’un enseignement du fait religieux pour mieux appréhender l’univers mental et donc l’environnement culturel d’une société étudiée.  De même, d’un point de vue civique, décrypter les symboles des cultures côtoyées chez les autres, n’est-ce pas une contribution à une éducation à la citoyenneté ? Le fait religieux ne peut, bien évidemment, être abordé à l'école laïque, que par une approche laïque. Mais celui-ci n'est qu'une des composantes nécessaires pour comprendre et éclairer les évolutions du monde d'aujourd'hui et les grandes questions d'actualité.

Plutôt que d'imputer tous les problèmes de la société à la seule absence de culture religieuse, il serait préférable de renforcer l'enseignement de l'histoire sous ses différentes formes : politique, sociale, contexte religieux et philosophique... Il en va de même pour les disciplines de culture générale qui permettent de comprendre notre monde et qui constituent la panoplie du citoyen à part entière : géographie, économie, sciences sociales, éducation civique et institutions politiques, sans oublier la morale qui met du liant dans les relations humaines (ce que prône les programmes du premier degré).

N'aborder que l'enseignement du fait religieux, c'est voir le problème par le petit bout de la lorgnette ; c'est se plier à un effet de mode ou, pire, à une tentative du lobby religieux de réintroduire Dieu à l'école, faute de fidèles dans les églises. L'Ecole laïque qui, par essence, devrait être un lieu neutre et dispensant une culture universelle, tend malheureusement depuis quelques années à reproduire en son sein le multiculturalisme de la société. L’étude du phénomène religieux entre cependant dans une démarche d’historien où l’on prend en compte :

  • Liens entre religieux, économique, social, politique et culturel.
  • Dogme issu du message religieux.

Pour reprendre les termes de Nancy Gauthier :

« Le fait religieux apparaît ainsi à la fois comme un système symbolique original et comme un phénomène de société dont l’analyse est nécessaire à l’intelligence du passé et à celle du présent. »

Pourtant, l’enseignement du fait religieux compte encore de nombreux détracteurs parmi les enseignants, qui y voient une entorse au principe de laïcité. Le principe de transversalité permet toutefois d’entreprendre son étude sans en faire une discipline à part entière. De plus, l’étude de cer­taines œuvres d’art ne peut sérieusement se concevoir sans une connais­sance minimale de leurs principes d’inspiration. Un des enjeux de cet enseignement est aussi de montrer aux différentes communautés d’une France multiculturelle que des traits particuliers de leurs cultures les rap­prochent plus qu’ils ne les séparent. Enfin et pour rappel, en Europe, l’enseignement du fait religieux est présent dans un certain nombre de pays ;

  • en Irlande et en Grèce, l’enseignement confessionnel est obligatoire ;
  • en Espagne, le caté­chisme est du ressort des enseignants, même s’il est facultatif ;
  • en Belgique, les élèves ont le choix entre cours de religion et cours de morale.

Enfin, pour en finir avec les finalités civiques, il convient également de travailler avec les élèves sur leur construction identitaire.

Trois emboîtements d’échelle sont proposés à notre sagacité : le local, le national, l’Europe. Pour le primaire, le local est le point d’ancrage nécessaire pour toute construction identitaire. Or, les programmes envisagent la question uniquement d’un point de vue national et quelque peu européen. Cela réduit la culture locale et l’enracinement civique local à la portion congrue. Doit-on considérer que pour apprendre, il faut de déprendre de sa culture d’origine ? Doit-on considérer la problématique des territoires de proximité selon une conception holiste qui verrait dans l’enseignement des réalités locales une finalité organiciste ? L’articulation entre le « local » et le « national », entre le « local » et le « global », entre l’universel et le particulier[1], est une priorité non seulement d’ordre didactique mais également civique. L’enracinement local ne peut être sacrifié sous prétexte d’une nécessaire intégration nationale mais devrait être pensé à l’aune d’une construction identitaire adaptée au milieu des élèves. En effet, nous construisons notre liberté à partir de nos appartenances, de nos liens et de nos attachements, et non à partir d’un vide, d’une abstraction ou dans le pire des cas d’un mythe dans lequel on ne se reconnaît pas. Cette précaution est nécessaire pour éviter de construire chez les élèves des identités désaccordées.  L’héritage historique et le volontarisme politique doivent donc être conciliés. De quelle manière ? Selon quelles précautions ? D’abord, nous pouvons considérer que c’est une erreur de penser que les élèves peuvent vivre seulement de normes abstraites et idéales. La perception de leur environnement et les prémices de sa représentation sont donc des priorités pédagogiques. De surcroît, on peut considérer qu’il n’y a d’identité que narrative. Il n’y a pas d’autres manière de répondre à la question « Qui suis-je ? » que de commencer à raconter son histoire. L’identité se fabrique donc de bas en haut, et non de haut en bas. En acceptant une norme qui ne traduit pas la réalité vécue par les élèves, le risque est d’essentialiser leur identité. Le danger serait de favoriser une hétéronomie peu en phase avec le premier fondement de l’éducation : promouvoir l’autonomie. A contrario, nous pouvons considérer que l’identité n’est pas une essence mais une relation. Relation qui nécessite de guider l’élève « hors de lui-même » (étymologie du mot éducation) pour qu’il puisse se construire. Ce n’est finalement qu’une composition complexe d’appartenances diverses. Or, afin d’aider les élèves pour qu’ils puissent démêler ce qui ressort du récit fictionnel du récit historique, il me semble essentiel de mener en amont un travail de réflexion sur la nature des savoirs à construire. Il s’agit donc a priori de revendiquer une posture didactique. Cette dernière doit pourtant initialement s’adosser à une réflexion épistémologique. Nul ne peut s’inscrire dans une démarche didacticienne cohérente sans être dans le même temps, pour ne pas dire avant tout, un historien ou tout au moins un chercheur maîtrisant les fondements de l’herméneutique en Histoire. Il n’y a rien d’original dans ce domaine par rapport aux autres disciplines sauf à considérer, ce dont je suis persuadé, que l’histoire se doit de s’interroger de manière spécifique sur les usages publics que l’on en fait, ce que Henri Moniot appelle un « partage de la connaissance et de la connivence »[2]. Or, dans le contexte indiaocéanique, ce « partage de la connaissance et de la connivence » n’est pas sans poser des problèmes. Quel enseignant, pour ne pas dire également quel didacticien, maîtrise suffisamment les réalités historiques locales pour s’interroger sur leur nature et sur leur principe de transmission ? Quel enseignant, quel didacticien est véritablement capable de distinguer les savoirs vernaculaires des savoirs construits scientifiquement ? Dans ce domaine, une des questions essentielles qu’il convient de se poser est de savoir quels rapports entretiennent les élèves avec le passé. Un passé compris à la fois dans son contexte indiaocéanique mais également en prenant en compte les stades de développement des élèves. En reprenant les termes de Pierre Nora, nous pouvons constater que ce passé est aujourd’hui victime d’une « hyper-absence » dans le contexte de son « omniprésence »[3]. Le passé est désormais compris par les élèves comme un bloc, une sorte d’Ancien Régime générique peu enclin à s’ancrer dans la réalité du passé. Cette coupure par rapport au passé est perçue de manière différente selon les analyses. D’aucuns pensent que c’est le fruit d’une volonté de construire un futur libéré d’un passé trop peu ancré dans la réalité des questions sensibles touchant la société. D’autres considèrent que c’est surtout l’expression d’une dissolution de l’avenir et d’une dictature du présent. Pourtant le passé est omniprésent si nous considérons que depuis une quarantaine d’année l’histoire s’est patrimonialisée[4]  et demeure un réservoir de références avec lequel les générations nouvelles entretiennent un rapport elliptique, allusif, ludique, utilitaire… en fonction des circonstances. L’histoire est donc partout mais sa nature a changé. L’histoire est omniprésente (dans les récits littéraires, dans la publicité, au cinéma, dans les jeux vidéos) mais c’est une histoire individualisée, sur mesure, émotionnelle, affective, parfois moralisatrice où s’engouffrent les jugements et les passions du moment. L’école a donc un rôle spécifique dans la didactisation des nouvelles formes de la culture du passé.

DES FINALITES CULTURELLES : L’OBJECTIF SOCIAL D’UNE CULTURE PARTAGEE.

Comment sont définies les références culturelles dans les différents textes qui organisent l’enseignement ? Elles le sont d’abord par leur fonction : en donnant des repères communs pour comprendre, la culture humaniste :

  • participe à la construction d’un sentiment d’appartenance à la communauté des citoyens,
  • aide à la formation d’opinions raisonnées,
  • prépare chacun à la construction de sa propre culture et conditionne son ouverture au monde.

Ces références ont donc plusieurs buts :

  • la définition d’une culture commune à tous, composée de repères et d’éléments patrimoniaux censés s’être en partie affranchis du roman national.
  • Le développement d’une culture individuelle, qui permet à la société de compter des identités multiples de la personne.

Mais dans un souci de respect des principes républicains qui concilient les libertés individuelles et l’unité de la Nation, il n’y a pas de place pour les cultures intermédiaires ou les mémoires particulières qui pourraient déboucher sur la reconnaissance du multiculturalisme, voire du communautarisme, et donc s’opposer au consensus et au lien social. La seule communauté reconnue par la République est celle des citoyens. Il y a donc une fonction intégratrice.

Que ce soit les programmes d’enseignement ou leur transposition en terme de contenu, le système scolaire français s’inscrit d’emblée dans une logique patrimoniale centralisatrice et donc hiérarchisée. Souvent décriés en qualité de vecteurs d’un « roman national »[5] ou de priorités politiques circonstancielles[6], les curricula sont les héritiers d’une tradition jacobine encore fortement ancrée. L’enseignement dans le primaire s’appuie ainsi sur une histoire qui reste essentiellement nationale, une épopée avec des jalons historiques incontournables, et qui, pour reprendre les termes de Suzanne Citron, ne semble pas avoir fait son deuil du « moment Lavisse »[7].

S’il semble nécessaire d’abandonner l’enseignement d’une mythologie française, la crise de l’identité nationale explique en partie le maintien d’un principe pourtant peu en phase avec les enjeux posés par la globalisation et les revendications mémorielles multiples. Le préambule des programmes du cycle 3 stipule ainsi que les repères à faire acquérir aux élèves sont des « jalons de l’histoire nationale, ils forment la base d’une culture commune »[8]. Cette culture commune, comme vous pouvez le constater, se déclinent autour de faits et d’événements centrés sur la France de l’homme de Tautavel à De Gaulle en passant par Vercingétorix, Clovis, Charlemagne, Hugues Capet, Jeanne d’Arc, François 1er, Henri IV, Louis XIV, Voltaire, Rousseau, Ferry, Curie et autres Napoléon ou Clémenceau. Cette liste n’est pas exhaustive mais permet déjà de comprendre que l’édification de ce récit en forme de mosaïque, décrivant la poursuite d’un destin commun, conduit à rebâtir le passé en omettant certains aspects[9]. Cette histoire édifiante ressemble à s’y méprendre à certains aspects de l’histoire enseignée sous la Troisième République, à savoir une « fabrique de héros »[10] servant encore de supports à des valeurs morales que la grande majorité des élèves dédaignent à imiter tant leur personnification semble aujourd’hui malaisée.

Il n’est donc guère étonnant que les élèves ne puissent s’y reconnaître, a fortiori dans un contexte indiaocéanique peu enclin à favoriser leur contextualisation. Cet écueil a plutôt tendance à créer des distorsions de représentations entre celles prônées par les instances centrales et celles vécues au quotidien par les élèves. La prise en compte de l’altérité n’est donc pas chose aisée même si l’entrée par la culture humaniste devrait normalement y pourvoir en ouvrant « l’esprit des élèves à la diversité et à l’évolution des civilisations, des sociétés, des territoires, des faits religieux et des arts » [11]. Cependant « l’usage du récit et l’observation de quelques documents patrimoniaux » s’organisent autour de « la liste de repères indispensables »[12] que nous avons évoquée précédemment. Il ne s’agit donc que d’une diversité comprise dans son unité, aporie difficilement surmontable pour les enseignants qui devraient pouvoir faire preuve de neutralité et refuser cette instrumentalisation au nom de la sacro-sainte liberté pédagogique. Nous pouvons certes évoquer les quelques adaptations évoquées pour les DROM et les collectivités territoriales pour l’enseignement secondaire[13], cependant d’une manière plutôt globale la spécificité des territoires ultramarins n’est guère prise en compte si nous concentrons notre analyse sur l’enseignement à l’école primaire. Ce « rapport difficile à la diversité dans l’école de la République », pour reprendre les termes d’Olivier Meunier[14], soulève le problème d’une éducation et d’une instruction ne permettant pas d’optimiser la construction identitaire des élèves. Depuis les débuts de la Cinquième République, la centralisation est de mise même si quelques évolutions sont perceptibles. Durant les années 1970, la centralisation a pour but de favoriser une meilleure assimilation mais dans le même temps on constate une ouverture avec une logique de juxtaposition des cultures. Les années 1980 montrent une volonté d’ouverture vers la diversité culturelle. Les années 1990 montrent plutôt un retour vers une rhétorique républicaine uniformisante. Les années 2000 montrent une prise en compte de la diversité et de l’altérité mais les pratiques semblent plutôt limitées. Enfin en 2013, la loi Peillon sur l’orientation de l’éducation, intègre finalement, sous la pression de la société civile, l’enseignement des langues et des cultures régionales dans l’enseignement.


[1] Dargent Raphaël, « Grande Nation ou petite patrie, quelle France ? Le caractère français et l’identité nationale entre racinement et universalisme », Cahier de psychologie politique, n° 11, juil. 2007.

[2] Cf. Henri Moniot, Didactique de l’histoire, Paris, Nathan, 1993.

[3] Pierre Nora, « Difficile enseignement de l’histoire », Le débat, Gallimard, n°175, mai-août 2013, p. 5.

[4] Ce processus transformant certains héritages en objets identitaires renvoie également à l’idée de biens communs à partager. Si le patrimoine semble au premier abord une notion familière, celle-ci se révèle d’une extraordinaire complexité. Son sens, tantôt familial, tantôt collectif, les valeurs qui lui sont attachées, qui relèvent selon l’époque de la valeur historique, marchande, pédagogique, communautaire ou identitaire, ont évolué au fil des siècles. Son champ sémantique s’avère pluriel, englobant tant les biens hérités du père et de la mère que les monuments, les sites naturels ou les créations immatérielles. Cf. Leniaud Jean-Michel, Les archipels du passé : le patrimoine et son histoire, Paris, Fayard, 2002, 360 p.

[5] Selon les propos de Suzanne Citron, cette expression est surtout employée pour qualifier l’histoire officielle notamment celle transmise au sein de l’institution scolaire. Elle s’appuie sur une mytho-histoire et une mise en perspective téléologique. Il s’agit donc de créer les conditions de la Nation avant son existence et la percevoir comme un aboutissement, in « Le “roman national” peut-il être remis en question ? », Diasporiques n°8, 2009, pp. 20-28.

[6] Les actions menées par le CVUH (comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire) ou l’association « Liberté pour l’histoire » démontrent cette inquiétude croissante d’une instrumentalisation de l’enseignement de l’histoire.

[7] Citron Suzanne, Le Mythe national, l’histoire de France revisitée, Les Éditions ouvrières, 1987, nouv. éd. « L’Atelier en poche », 2008, 336 p.

[8] B.O., Hors-Série n° 3 du 19 juin 2008.

[9] Colas Martin, Enseigner l’histoire. Entre liberté et responsabilité, op. cit., p. 83.

[10] Chanet Jean-François, « La fabrique des héros. Pédagogie républicaine et culte des grands hommes de Sedan à Vichy », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n° 65, janvier-mars 2000, pp. 13-34.

[11] B.O., Hors-Série n° 3 du 19 juin 2008.

[12] Id.

[13] B.O spécial n° 4 du 12 juillet 2012 pour le collège, B.O. n°27 du 4 juillet 2013 pour le lycée d’enseignement général et technologique et enfin le B.O. n°42 du 14 novembre 2013 pour l’enseignement professionnel.

[14] Olivier Meunier, « Un rapport difficile à la diversité dans l’école de la République », Revue internationale d’éducation, n° 63, septembre 2013, pp. 89-98.

 

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